Article n°1: « l’espace d’erreur »

Sifu Marcus SCHÜSSLER publie régulièrement des articles sur son blog. Pour ceux qui ne sont pas encore experts de la langue de Shakespeare ou de Goethe, il a eu la bonne idée d’en réaliser une traduction française. Approches et approfondissements théoriques de son enseignement, nous avons donc décider publier régulièrement ces chroniques. Bonne lecture

Comme l’homme ne dispose pas de naissance de facultés intellectuelles ni corporelles particulières, il doit s’approprier ces dernières par éducation et apprentissage. Même les choses qui paraissent à l’homme adulte les plus simples, marcher ou même parler, doivent être apprises patiemment, moyennant un effort constant, pour qu’elles puissent servir de base au développement dans les phases ultérieures de la vie. Dans ce contexte, il faut ajouter que toutes les fonctions vitales sont présentes dans le subconscient et qu’on peut apprendre par exemple la marche tout seul, même sans une aide extérieure.

Un point intéressant est ici qu’à partir d’un certain âge, la majorité des hommes sont incapables de se rappeler cette période laborieuse, fertile en essais en en échecs. Il n’en est guère qui sachent encore se faire une idée du temps qui leur a pris d’apprendre la station debout, a fortiori la course. En même temps, ces personnes ont perdu la faculté de transmettre ces choses simples de façon telle qu’un adolescent puisse en tirer un quelconque profit. Ces choses sont devenues si naturelles que leurs détails ne sont plus perçus comme tels, ce qui les rends impossibles à récapituler mentalement et, partant, incommunicables. Dans son livre «Bounce», l’auteur Matthew Syed appelle ce phénomène une «amnésie induite par le fait d’être un expert» (original: «expert induced amnesia»). Cette expression signifie que l’expert qui s’est occupé intensément d’une chose pendant des décennies oublie une foule de détails de son travail, tout en continuant de maîtriser son métier à cent pourcent. Matthew Syed démontre cette assertion dans son livre en citant un exemple dans le monde du tennis, où l’on a placé un entraîneur devant un téléviseur, sur lequel il devait observer un joueur faisant un service. Immédiatement, avant même que le service ait été complètement achevé, l’entraîneur avait reconnu que le service serait mauvais, mais n’a pas été capable d’expliquer exactement pourquoi. Pour accéder à un tel niveau d’expertise, un travail de détail intense pendant des dizaines d’années est nécessaire, quelles que soient l’activité ou l’aptitude considérées. Comme une telle voie est pavée d’échecs, il est irréaliste de vouloir expliquer à des individus que ces choses pourraient être apprises à l’accéléré. En l’occurrence, on emploie volontiers le concept «d’erreur», pour faire comprendre à quelqu’un que sa tentative d’apprentissage a échoué. Aujourd’hui, le concept «d’erreur» a même reçu une connotation socialement péjorative et négative, de telle sorte que chacun s’efforce d’éviter de faire des erreurs – quelle que soit la situation! Donc, pour être mieux considéré socialement, on se construit volontiers une façade «d’impeccabilité», souvent d’ailleurs par des moyens douteux. Mais que se passe-t-il si on se rend soi-même sur une telle voie mentale «d’impeccabilité»? L’aptitude à l’autocritique diminue du fait qu’on n’accepte plus d’erreur et qu’on refuse de les reconnaître.

Ceci compromet la capacité d’auto-analyse, laquelle pourrait pourtant aider à modifier des choses et à les intérioriser durablement – un vrai cercle vicieux! Ici réside aussi une différence essentielle entre les démarches culturelles occidentales et asiatiques. Tandis que la culture occidentale fait ressentir l’erreur comme quelque chose de négatif, les asiatiques appréhendent l’erreur comme une chose neutre, voire en même temps comme une aide (dès l’enfance, ils subissent l’influence d’une autre structure philosophique, dans laquelle l’erreur n’est pas obligatoirement identifiée comme fausse, ni l’impeccabilité comme correcte) à définir des limites qui ne devront plus jamais être atteintes. Autrement dit: dans l’appréciation occidentale, l’homme qui apprend doit obtenir les résultats de son travail rapidement et sans erreur; ainsi est communiquée la revendication de la formation moderne.

Dans le monde culturel asiatique, on commence par faire des essais, sans prétendre à un résultat sans défaut. Ce faisant, si des échecs ont contribué à l’élaboration d’un résultat, on s’est approprié par les tentatives infructueuses des paramètres de cognition supplémentaires, qui enrichiront plus tard «l’amnésie induite par l’état d’expert» et contribueront à cet état. (Remarque: bien qu’ils sachent leur démarche meilleure, les cercles culturels asiatiques contemporains adoptent malheureusement de plus en plus les démarches occidentales – peut-être parce qu’elles sont «modernes», ou …, ce qui a pour conséquence que leur aptitude culturelle ne cesse de se diluer.)

Or, il est intéressant de voir que la recherche scientifique fondamentale occidentale a procédé exactement d’après le principe asiatique. Comme on ne savait pas par quel bout prendre un problème, on a tout simplement procédé à des essais d’orientation et les échecs ont alors indiqué quelle voie ne valait pas la peine d’être poursuivie ou ne devait même jamais plus être abordée. Si l’on met tout cela en pratique dans le domaine des arts martiaux et de l’autodéfense logiques, tout maître pratiquant une pédagogie judicieuse doit présenter à son élève l’erreur sous une optique positive, et même le louer pour certaines «erreurs» en lui expliquant que par ladite erreur, il a appris quelque chose de significatif – car finalement, on apprend de ses erreurs. Pour cette raison une bonne école d’arts martiaux est aussi un «espace d’erreur», un environnement protégé, dans lequel les «erreurs» sont vues sous un jour positif et où on est même encouragé à en faire. L’élève doit comprendre et accepter que l’espace qui n’accepte ni ne pardonne aucune «erreur» est l’espace extérieur aux murs de l’école – considération hypothétique bien entendu. Le local de l’école est le sanctuaire de «l’erreur», et l’élève peut le visiter sans peur de ses semblables et sans mauvaise conscience. Il peut étudier «l’erreur» en toute tranquillité, sans devoir redouter d’être l’objet de dérisions, de compromettre sa dignité, de «perdre la face» – ce qui est particulièrement important dans les cultures asiatiques – ni d’être puni pour cela d’une quelconque façon. Sinon, il doit se ployer pour éviter systématiquement les erreurs et se prive ainsi de la possibilité d’appréhender de nombreuses nuances de l’apprentissage. Ainsi, la relation du maître et de l’élève n’est constructive pour les deux parties que quand les deux parties apprécient d’emblée le concept «erreur» dans sa pleine justesse. Pour cela, il est absolument nécessaire que le maître se soumette à la parrhésie (parrhésie vient du grec (παρρησία) et signifie licence ou franc-parler) et s’engage à se comporter en conséquence. Ceci étant acquis, on arrive aux prises de conscience suivantes:

  • Un maître qui attend de ses élèves dans de brefs délais un apprentissage sans erreur pratique une pédagogie non seulement dénuée de sens, mais même illusoire, car un apprentissage sans erreurs n’existe pas, pas même chez les surdoués
  • Un élève qui ne veut pas recevoir de critique de son maître inhibe son développement.
  • Un maître qui ne fait pas percevoir les «erreurs» à ses élèves pratique une pédagogie dénuée de sens.
  • Un élève qui ne veut qu’être loué par son maître inhibe son développement.
  • Un maître qui ne fait que louer ses élèves et n’attire guère leur attention sur leurs «erreurs» pratique une pédagogie dénuée de sens.
  • Un élève qui perçoit toute remarque de son maître sur ses «erreurs» comme un affront personnel inhibe son développement.
  • Un maître qui ne loue jamais ses élèves pratique une pédagogie dénuée de sens.
  • Un maître qui déclare les «erreurs» à ses élèves comme étant des auxiliaires de l’apprentissage, qui est en mesure de rendre perceptible l’environnement contextuel desdites «erreurs», et qui sanctionne au bon moment par un écho positif leur reconnaissance et leur rectification, pratique une pédagogie judicieuse.
  • Un élève capable avec les années de se construire une boucle de régulation d’apprentissage comprenant la «rectification des erreurs» par le maître, sa propre analyse et sa propre mise en pratique favorise son développement.

Comme il y a d’innombrables possibilités et d’innombrables sources d’erreur, en toute chose de la vie tout comme dans les arts martiaux, il n’est que logique que le processus d’apprentissage puisse être poursuivi une vie entière, et même qu’il le doive, car une stagnation symbolise, certes, un simple arrêt, mais signifie dans les processus d’apprentissage un recul.

Jusqu’où l’élève veut-il aller est une décision personnelle et doit le rester. Toutefois, quand la prétention personnelle au but fixé n’est pas dans un rapport réaliste avec l’investissement matériel et temporel concédé, il se produit très souvent des actions humaines de compensation, qui peuvent aussi prendre des tournures grotesques. Sur la base de l’exposé ci-dessus, nous en arrivons pour conclure à une distinction importante de deux désignations: école et centre d’entraînement. Une école est une institution dans laquelle sont communiquées – il s’y produit des processus d’apprentissage – des choses qui étaient auparavant totalement inconnues. Logiquement, ces choses doivent être structurées depuis leurs bases, de sorte qu’ait lieu un développement continûment ascendant.

De plus, ce développement ne peut avoir lieu que quand un «espace d’erreur» a été mis en place, autant par une instruction pédagogiquement judicieuse que par un comportement de l’élève favorisant ledit développement. Un centre d’entraînement est au contraire un lieu où sont postulés un savoir et/ou des aptitudes, lesquels ne sont plus que cultivés et perfectionnés. Une instruction, pédagogiquement judicieuse ou dénuée de sens, y est moins significative, car il ne s’agit plus de promouvoir un développement. La notion d’entraînement implique que l’on s’entraîne à quelque chose, et non que l’on s’y exerce: l’exercice est une tout autre chose. C’est une amélioration en matière d’aptitudes déjà présentes qui est au premier plan et un développement n’est pas postulé dans cette définition. D’un point de vue purement formel, la notion d’école peut contenir celle de centre d’entraînement, mais la réciproque n’est pas vraie.

À ce propos, il est important de reconnaître qu’une école est en même temps un espace d’erreur, lequel évolue avec le développement en cours. Les élèves deviennent des maîtres, des moniteurs; «l’espace d’erreur» devient un «espace de développement». Néanmoins, on ne reste jamais réellement impeccable… mais en mesure de continuer à se développer constamment – si l’on veut! Car le principe de base «erreur» ne change jamais fondamentalement. Si l’on acquiert cette conviction, on est un apprenti pour la vie, qui cultive son propre développement de son propre arbitre. On est libre…

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